LA PASSEGGIATA 

Exposition du 3 juin au 6 décembre 2023 

Cité des Electriciens, Bruay-la-Buissière 

Crédits photographiques studio.b.helle

 

 

Fare una passeggiata : 

 

tradition centenaire en Italie, flânerie post-déjeuner dominical, errance suspensive où plus jeunes et plus vieux se rencontrent – famille, voisin∙e∙s, ami∙e∙s. Les classes sociales se mêlent ; un bonjour, un café, les dernières nouvelles. Alors on se promène, on part en vacances chez soi, on traîne au rayon jardinage du Leroy Merlin et on sent, au détour d’une allée, une douce brise méditerranéenne nous frôler le visage. On frissonne ; le fond de l’air est frais : il est temps de rentrer. On était sorti∙e∙s pour digérer c’est vrai – mais pour digérer quoi au juste ?

 

L’histoire de l’industrie minière, son arrêt brutal et ses conséquences ? L’épuisement des corps et des ressources par leur exploitation effrénée ? Ou bien la standardisation des objets et du bâti ? Si l’époque moderne en avait ouvert la voie, l’époque contemporaine a enfoncé le clou : supermarchés, banlieues résidentielles et aéroports, autant de non-lieux, d’espaces normés où s’entassent objets et constructions dont la similarité abolit toute perception spatiotemporelle. Le tout en perpétuel chantier, rien ne tient en place, des gestes se perdent, des récits de vies et de lieux s’étiolent. De ces édifices précaires faits de tôle et de béton, aucune ruine ne naîtra : ils sont déjà rebuts.1 De même, à peine produits, les artefacts qui peuplent notre quotidien sont déjà obsolètes, pures marchandises dénuées de caractère, aussi vite gobées que recrachées.

 

Notre expérience d’être au monde se voit bouleversée par ces dynamiques de production et de construction néolibérales. C’est ce même bouleversement qui hante le travail de Cyril Zarcone. Imprégné de recherches sur l’archéologie, les techniques de construction et les notions de tradition et d’héritage culturels, ses sculptures glissent du fonctionnel au décoratif, rendent le kitsch grinçant et détournent la (re)production sérielle en une quête de l’histoire des formes et des lieux.

 

L’art des jardins est maître en matière de reproduction de constructions anachroniques et de ruines. En attestent les fabriques, servant à ponctuer le parcours des promeneur∙euse∙s ou à marquer un point de vue pittoresque. Ainsi, dans le parc de la Cité des électriciens, entre les maisons de la cité minière, croisons-nous des colonnades d’apparence ancienne certes, mais dont le simulacre est d’emblée manifeste. Gloriettes impraticables, à l’arche bien trop étroite pour y entrer et y marquer une pause, elles reposent sur des colonnes au style syncrétique, reproductions en poudre de marbre de colonnes de jardin issues de la grande distribution. Empilées les unes sur les autres, elles perdent toute fonction cultuelle et n’accueillent plus de statue sinon elles-mêmes – la production en série et la décoration bas de gamme seraient-elles de nouvelles déités ?

 

Si Walter Benjamin remarquait le caractère changeant de la tradition, en prenant pour exemple Vénus à qui les Grecs vouaient un culte tandis que les clercs du Moyen Âge y voyaient une idole maléfique 2, on peut toutefois se poser la question de la digestion de la statuaire par la marchandisation, et se demander quels en sont les restes, cette fois en marquant un temps d’arrêt, assis∙e∙s – justement – autour de Fontaine aux Vénus. Les trois statues qui ornent le point d’eau ont été moulées sur une Vénus de jardin issue de la grande distribution. Summum du kitsch, du bel effet à moindre coût, bien loin de l’inaccessibilité du sacré, reproductions de reproductions, elles rejouent à elles seules le voyage des mythes et œuvres d’art dans le temps, énoncent (ou dénoncent) leur perte d’aura par celle de leur unicité. Le symbole devient image, et la référence tourne en vase clos comme le système hydraulique traverse les sculptures.

 

Il est cependant à noter que si la statuaire antique se voit démunie de sa sacralité, elle gagne ici néanmoins deux autres fonctions. L’une étant de se demander si l’on a toujours envie, aujourd’hui, de posséder une célèbre réplique en résine probablement fabriquée dans des conditions de travail atroces, avec des matériaux écocides, ayant peut-être fait le tour de la planète avant d’atterrir dans les rayonnages de Truffaut. L’autre, de rester au demeurant une fontaine, lieu d’arrêt, de rafraichissement et de rencontre dans l’espace public, qui vient cruellement à manquer dans un urbanisme de plus en plus répressif. La cité minière, construite à la fin du XIXe siècle en était déjà l’exemple, l’ingénieur ayant une vue d’ensemble sur celle-ci, les maisons orientées de façon à ce que les habitant∙e∙s et travailleur∙euse∙s se croisent le moins possible – il n’aurait surtout fallu pas qu’iels puissent se parler et remettre en question les décisions du patron. Avec cette sculpture revient alors l’idée d’une rencontre encore possible, de la nécessité de la flânerie, cette « marche en avant et station sur place, [ce] mélange particulier des deux » 3, un frein dans la course à la consommation de biens et de services immédiats.

L’idée d’une suspension – temporelle comme économique – se retrouve dans Composition, gigantesque rouage immobile, prenant d’autant plus son sens dans le Pavillon Rouge, construction contemporaine en tuiles rouges aux allures de hangar d’usine. Ici encore, l’ornemental vient saper l’injonction à l’efficacité et la productivité : une roue en céramique tire sa forme de rosaces de plafond en polystyrène extrudé, deux autres sont des napperons en dentelle produit en Chine et acheté sur Amazon, les dernières arborent un motif de feuille d’acanthe gravée dans leur bois. Tout sauf prompt à engager un mouvement, ce mécanisme semble alors être un assemblage de ce qu’il pourrait rester de notre société après un cataclysme, fragments d’objets à l’utilité relative, réemployés pour relancer la machine.

Que faire d’ailleurs d’une industrie démantelée ? Que faire des cheminées quand les usines sont parties à l’autre bout du globe, profit oblige ? L’usage du réemploi traverse l’histoire de la construction humaine, et c’est une tour babélienne que Cyril Zarcone construit avec des pots de cheminées produits par la poterie de Râche, fabrique locale dont l’activité décroît progressivement – cause parpaing et placoplâtre. Ces cheminées ont désormais accédé au rang patrimonial, mais plutôt que de les conserver intactes, l’artiste en fait un élément de construction et les érige en symbole (tout en les ornant d’un motif art nouveau gravé dans la matière) voire, pour parler en termes benjaminiens, en allégorie.

 

Entre rouages et monument concentrique, on pourrait penser que cette allégorie aurait trait au cyclique, à un éternel retour des styles et des modes, un memento mori – toute chose étant transitoire. Mais ici c’est autre chose. Face à ces machineries qui ne tournent plus, ces cheminées qui ne fument plus, on penche plutôt vers la déréliction, voire une forme de léthargie 4. Une perte de mémoire, qui serait ici celle de savoir-faire et de techniques locales et artisanales, au profit du plus rapide, moins cher, précaire mais efficace.

 

Rengaine mélancolique ou constat sur un retour à des techniques anciennes, moins énergivores et plus naturelles en pleine crise énergétique (ce que les marchands du BTP ont déjà bien compris) ? Cyril Zarcone explore, manipule et convoque ces dernières dans ses sculptures, et c’est par ces dynamiques que non seulement il les comprend, mais surtout accède aux récits qu’elles portent en elles, et nous les donne à voir. C’est encore l’histoire minière du site qui est ravivée par la Grande roue aux modules installée au cœur du parc, une forme quasi-citationnelle reprenant la structure du chevalement, servant dans l’industrie minière à descendre et remonter mineurs et minerais.

 

De multiples techniques sont mises en œuvre et évoquées dans cette sculpture, alliant découpe de rosaces au laser sur acier et moulages morcelés en grès noir – couleur terril – de baguettes et moulures décoratives en polystyrène. Ici encore, le décoratif s’assume, le standard est détourné et la lumière passe au travers de la rosace, conférant à l’œuvre un certain mysticisme. Objet ressemblant non-identifié, l’outil défonctionnalisé permet de remettre au jour une histoire locale, laisse envisager sa réactivation.

 

Cherchant dans les procédés de fabrication ce qui est aujourd’hui absent, mais pourtant bien réel – fantômes de non-lieux à l’usage d’origine révolu - Cyril Zarcone nous rappelle que chaque pierre porte un nom (les maisons portent d’ailleurs les noms de leurs dernier∙e∙s habitant∙e∙s) et que ce sont jouées là des luttes sociales cruciales de l’époque post-industrielle. Loin d’être nostalgique ou même réactionnaire face à une histoire et une culture en crise, il pointe que « ce sont avant tout certains rapports sociaux de domination qui aménagent le territoire et lui donnent cet air précaire. » 5 Fouillant dans les techniques comme on cherche dans les ruines, Cyril Zarcone opère un geste certes rétrospectif, mais dynamique et constructif, dans une logique de reconstruire avec plutôt que sur les ruines, de chercher en elles ce qui peut nous aider, aujourd’hui, à rendre le monde plus habitable. Le lieu-même d’exposition, la Cité des électriciens, reconverti en lieu culturel, d’habitation et de jardins cultivés, préserve lui aussi son patrimoine sans pour autant le mettre sous cloche.

 

Ramener le jardin à l’italienne dans le bassin minier du nord de la France prend alors, sous couvert d’un moment de détente et d’errance, un sens politique affirmé. Si l’œuvre d’art en tant qu’entité matérielle ne fera pas non plus résistance au temps, elle peut tout de même, le temps d’un dimanche après-midi, lutter contre le flux insatiable du capitalisme.

 

Faire une promenade donc, et ralentir le temps pour conjurer l’oubli. 

 

 

 

Carin Klonowski, 2023. 

 

 


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1 Voir Bruce Bégout, Obsolescence des ruines, éditions Inculte, coll. Essai, Paris, 2022. 

2 BENJAMIN, Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, Paris, 2012, p.27. 

3 Description de la flânerie par Max Rychner, in. ARENDT, Hannah, Walter Benjamin, 1892-1940, Éditions Allia, Paris, 2010, p.49. 

4 Dans Mirror-Travels, Robert Smithson and History, Jennifer L. Roberts utilise le terme de « monuments léthargiques » pour parler des « monuments ordinaires » de Robert Smithson, texte qu’il écrit après une visite dans la banlieue de Passaic, in. SCHEFER, Olivier, « Ruines à l’envers, Robert Smithson et quelques fantômes contemporains », Esthétique des ruines, Poïétique de la destruction, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p.55. 

5 BÉGOUT, op. cit., p.343. 

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